Question simple, réponse complexe : Alain Rey, grand linguiste, et Françoise Héritier, grande anthropologue, en discutent dans "Le Nouvel Observateur" du 19 décembre 2013.
Le Nouvel Observateur
Vous êtes tous les deux des amoureux des mots, des collectionneurs de mots. Les voyez-vous ou les entendez-vous d'abord ?
Françoise Héritier J'ai naturellement commencé par les entendre. Avec l'apprentissage de l'écriture, non seulement je les entends mais je les vois écrits, et je les épelle même parfois intimement.
Alain Rey Dans l'histoire de l'humanité, l'écriture est un phénomène tardif. On parle très vraisemblablement depuis plus de cent mille ans (quand je dis «on», j'inclus les hominidés, les néandertaliens et tous nos cousins disparus), mais on n'écrit que depuis trois mille ou trois mille deux cents ans. Ce n'est pas énorme dans l'histoire de l'humanité, parce que finalement l'écriture est un phénomène qui au départ n'avait à peu près rien à voir avec la parole, qui vient du geste.
Les langues sans écriture sont très menacées. L'explication la plus rationnelle de la disparition du gaulois par rapport au latin en quelques générations, c'est que le gaulois était en fait très peu écrit, avec des caractères étrangers, grecs ou runiques, et qu'il n'avait pas son écriture individualisée, ce qui est capital. Un des facteurs a contrario de la pérennité de la civilisation chinoise, c'est son écriture qui, elle, n'est pas seulement phonétique, à la différence de la nôtre.
Françoise Héritier C'est d'ailleurs une question qu'il serait intéressant de poser : avant l'écriture, comment les gens percevaient-ils le langage et la parole ? Evidemment ils ne pouvaient pas avoir une idée des césures que nous imposons, qui d'ailleurs n'ont pas toujours été écrites. Dans certaines langues comme le latin on ne mettait pas de césure entre les mots.
Et donc comment parvenaient-ils à cette autonomisation du langage et du vocabulaire que nous faisons grâce à l'écriture et qu'autrement nous ne pourrions pas faire ? Nous n'avons, pour nous représenter cet état antérieur de l'humanité, que les expériences locales actuelles de personnes dans des sociétés qui sont encore sans écriture. Et aussi cette expérience, toujours renouvelée, de l'enfant, y compris dans nos propres sociétés, avant l'apprentissage de l'écriture.
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